vendredi 11 mars 2016


Voyage à Bentiu



14 février 2016


Ça y est, les valises sont bouclées, je pars pour un voyage bien particulier... Il s'agit d'une invitation de l'UNICEF pour une mission d'un nouveau genre... Des ateliers dessin pour les enfants, ados et adultes dans un camp de personnes déplacées internes (IDPS) géré par les Nations Unies.


Je pars au Soudan du Sud, pays à la situation politique plus qu'instable...

Après des dizaines d'années de conflit, le Sud Soudan est officiellement devenu un État indépendant en 2011, les espoirs de croissance et de paix durable semblent alors permis. Malheureusement, en décembre 2013, un conflit a éclaté dans la capitale Djouba et il a rapidement dégénéré en crise politique et ethnique d'envergure nationale. Les affrontements opposent les forces loyalistes du président Salva Kir à celles de l'ancien vice-président Riek Machar. Le pays vit depuis plus de 2 ans
dans une guerre civile incontrôlable qui a fait des dizaines de milliers de morts et provoqué une catastrophe humanitaire.
Plus de 2,5 millions de civils déplacés. Certains se sont réfugiés en Éthiopie, Kenya ou Ouganda, et les autres sont restés dans le pays, dans les camps des Nations Unies.


Arrivé à Djouba, je fais une escale de deux jours pour rencontrer la sympathique équipe à l'initiative de ce projet: Jonathan, Tim, Marianna et Perrine Corcuff qui est française et travaille sur le camp de Bentiu depuis un an...Toujours souriante et d'un dynamisme à toute épreuve, elle gère tout. Elle sera toujours là pour m'épauler, répondre à mes questions (et encore grand merci à elle!), pour faire l'interprète. Les langues parlées ici sont le nuer, l'anglais et l'arabe...La planète Mars pour le linguiste moyen que je suis...


 Survol du camp

16 février 


L'arrivée est impressionnante, le camp est protégé par les casques bleus ( à majorité de nationalité mongole, népalaise et ghanéenne). on y trouve toute l'imagerie d'un camp militaire: miradors, blindés, barbelés...




Le soir, le point Wifi est un des rares endroits ou l'on peut communiquer avec la famille.



Le campement des membres des ONG se trouve juste contre le camp de Bentiu, si les ONG utilisent souvent leurs 4 x 4 respectifs, certains vont à leurs bureaux à pied.

Les dépendances sont des sortes d'algécos (climatisés, il fait 42/43 degrés dans la journée) partagés en deux, on y trouve une chaise, une table, une armoire et un lit.

J'ai la chance de partager ma chambre avec Tesfaye, qui est éthiopien et qui travaille pour IOM (International Organization for Migration).


Le camp


Le camp compte près de 120 000 personnes, dont au moins la moitié sont des enfants. Il me fait penser a un camp romain, des miradors sur le pourtour, des tranchées ( ici pour évacuer l'eau pendant la saison des pluies) et les maisons (ou tukuls) alignées et rassemblées par  quartiers (blocks) avec leurs noms et leur numéro. Une vrai ville est née de ce conflit, ici, au nord du pays, en pleine brousse il y a 2 ans... Et j'ai bien peur qu'elle ne s'étende encore au vu de l'évolution de cette guerre absurde et de l'afflux incessant de nouveaux déplacés.


Gatmaï est mon interprète sud soudanais, il a 24 ans et il connait le camp par cœur, il me conduit tous les jours dans tous les coins et recoins du camp: écoles, marché, points d'eau...Tous les matins, je prends ma panoplie d'intervenant UNICEF et je pars dans les grandes et petites allées du camp. La première semaine, nous partons à trois, Ashley, journaliste/photographe anglaise (résidant à Djouba) nous accompagne.
                                                                                                          






























































































Ci-dessous : vues du marché. 














Peintures murales

Visite des tukuls peints du camp...on invite les propriétaires et artistes qui réalisent ces peintures à l'atelier dessin...et heureuse surprise, ils viendront tous!







Outre les églises, on voit souvent des dessins de croix sur les tukuls. Le pays est à majorité chrétienne: catholiques, protestants, évangélistes... l'animisme est aussi très imprégné par la figure de Jésus.




South gate

On arrive à la porte sud. Au pied du mirador, une petite cabane sert de lieu de recensement des nouveaux arrivants. On y questionne les familles, on mesure les enfants...Le nombre de déplacés  dépasse l'organisation, en attendant de nouveaux logements, un camp sommaire s'est implanté près de la porte sud...





Dessin très rapide...Le gamin s'échappe quand il remarque que je le dessine...ses amis me donnent son nom, Fassaré.




James travaille pour l'UNICEF, il est à la porte sud ce jour là, je le reverrai souvent dans les ateliers, le pinceau à la main!


                                 
Le petit livre bleu des natalités.


Beaucoup d'hommes nuer sont scarifiés ( vers l’âge de 11 ans), on compte 6 longues bandes sur leur front.


19 février

L'atelier adulte a pour but d' initier des volontaires au dessin et à la peinture. Par la suite, ils pourront 
prendre le relai et intervenir auprès des enfants dans les écoles... Mais pas seulement, durant la présentation de chacun des participants, une femme a un discours fort et émouvant: 
elle attends de ces ateliers dessin une sorte de thérapie... un moment hors du temps et des cauchemars qui l'accompagnent: "Ici, il y a trop d'enfants et de gens traumatisés...On en croise beaucoup qui parlent seuls en marchant dans les allées du camp...Peut-être que le dessin nous aidera à oublier ne serait-ce qu'une journée tous nos malheurs passés"... Que dire de plus?...












Georges a 14 ans et il sera présent à tous les ateliers. On ne l'entend pas, il a vraiment du talent et fait une dizaine de beaux dessins par jour! Il partira avec la moitié de mon matériel pour continuer sa passion chez lui...



Naath Primary School

Le lendemain, atelier à la Naath Primary School. Une journée avec une sélection de volontaires des 7 écoles que compte le  camp.
Tout comme les adultes, les enfants sont hyper-réactifs aux ateliers. Après une petite hésitation, ils s'approprient le matériel ( crayons de couleur, aquarelles, feutres ). Pour une première, ils l'utilisent avec une grande aisance!








Après une pause déjeuner, encadrés par les instituteurs et responsables associatifs, les enfants reprennent le travail. Ils ont très vite compris le mélange des couleurs, le maniement du pinceau. Malgré le peu de confort, ils dessinent à fond : sur les genoux, le sol terreux ou des bouts de bancs...La rame de papier est très sollicitée...Ils ont un appétit de dessin que je n'ai jamais vu à cet âge, sur une journée entière ! Je me rends compte qu'il y a un vrai besoin... De faire, de créer, de sortir du quotidien...







Chiok (Concern) nous accompagne avec sa présence enthousiaste. Il nous suivra pour la peinture murale des derniers jours.


Ville de Bentiu

La ville de Bentiu est près du camp. Il y a deux ans, elle a été attaquée par les forces fidèles à l'ancien vice-président Riek Machar pour prendre le contrôle des champs pétroliers (État du Haut Nil). Des centaines de civils ont été massacrés selon leur nationalité ou leur groupe ethnique, notamment dans l’hôpital, l'église et la mosquée.



  Pour intervenir dans la seule école de Bentiu, il a fallu demander l'accord du ministère...les choses ne se font pas facilement hors du camp, il faut savoir respecter les protocoles et savoir attendre.
Pour accéder à l'école, la traversée de la ville est particulière...il s'est de toute évidence passé quelque chose de grave ici, et les vestiges de l'attaque sont toujours là, au bord de la route, dans la ville ou ce qu'il en reste... véhicules carbonisés, maisons en parpaings criblées de balles et petites cabanes sommaires sont le nouveau décor de cette ville martyre.


L'accueil du directeur et des deux instituteurs est chaleureux. L'expérience est nouvelle et les enfants semblent très surpris par cette intervention incongrue et inhabituelle.
Mais très vite, ils rentrent dans le jeu et la journée décolle dans un festival de papiers et de couleurs.


La salle de classe est encore plus démunie que dans le camp. Il n'y a ni bancs, ni tables, ni tableau...il est peint sur le mur. Les enfants s’assoient comme ils peuvent, sur des grosses boites de conserve, des pierres ou des jantes de voiture.








J'aime bien cette photo...Le gamin a l'air seul, isolé, mais il est dans un recoin de la classe, pas loin de ses 77 camarades...
 

Tukul UNICEF

Rendez-vous avec les jeunes du camp pour l'élaboration de panneaux sur le sujet de leur choix. Après une discussion, tout le monde est d'accord pour dessiner deux panneaux de sensibilisation aux méfaits de la guerre.


Ces panneaux sont destinés a être exposés dans le camp et aux endroits de leur choix: écoles, marché, etc... Les jeunes se déplaceront pour faire de la sensibilisation auprès des enfants et ados du camp.




Les soudanais sont très grands, mais on trouve toujours un moyen de rentrer dans le cadre des photos et sauver in extremis son honneur...









Les jeunes sont sympas et souriants, mais dès qu'il s'agit de se faire tirer le portrait, ils prennent la pause et tirent la tronche...avec une pause rap, c'est encore mieux !
Il y a des gangs dans le camp et ils n'ont pas toujours une influence positive sur la jeunesse désœuvrée.





 
Kor et mal: guerre et paix en nuer.


Franka (photo à gauche) travaille pour l'UNICEF, elle est sud soudanaise et fait souvent l'interprète en arabe. Elle m'a secondé plusieurs fois, et semble s'être pris de passion pour le dessin. Elle fait des démonstrations de mélange des couleurs et suit les enfants en difficulté pendant les ateliers. Merci Franka !


Perrine et Martha.





Réunification


J'ai la chance d'assister à une "réunification". Il s'agit du retour d'un enfant vers ses parents que la guerre a séparés.
Ces retours sont organisés et encadrés par la NP (Non Violent Peaceforce).


Nous allons chercher la petite fille sur l'aérodrome de Bentiu et la ramenons dans le quartier où vivent ses parents. Elle s'appelle Nyalony, elle a 7 ans et a l'air un peu perdue à la sortie de l'avion et dans ce grand 4x4... Elle ne parle pas...
Après une demie heure de transport, on tourne dans le camp, à la recherche de l'adresse de ses parents...Le chauffeur est guidé par talkie walkie.
Une fois arrivés, une foule se presse autour du véhicule et on entend des "youyou"dans tout le block...
La petite fille est quasi happée par les bras de sa mère et de son père... Elle sort de son mutisme et se met à pleurer. Le moment est émotionnellement très fort.





Ensuite, toute la famille (et le quartier!) se retrouve devant la maison, les membres de la NP font signer les documents de rigueur aux parents, on prend la main de la petite pour apposer son emprunte digitale. La pauvre semble encore toute perdue au milieu de toute cette agitation dont elle fait l'objet.
Un vieil homme chante, récite des poèmes pour accompagner l'heureux évènement.



                                                  
 Nyalony et ses trois frères.

                                                 
La famille réunifiée au grand complet.


La peinture murale de l'école



Le séjour se termine et le mur en terre de l'école que les femmes ont construit 6 jours plus tôt est sec.

Le projet est de peindre un grand mur en faisant participer un maximum de personnes.
Tous les volontaires des ateliers sont les bienvenus, mais on ne s'attendait pas à autant de monde !...
L'organisation s'avère un peu compliquée mais au total, près de 100 personnes, enfants et adultes auront participé à son élaboration. Chacun apportant son petit coup de crayon ou de pinceau.








Steven est l'artiste du POC (camp), il apportera son talent pour réaliser la gazelle !

Peter Nger Nyang (dit "crocodile man") est instituteur à l'école et s'est donné sans retenue pour ces deux jours de peinture sous un soleil de plomb.





Deux voisines en profitent pour peindre deux lances de cérémonie. Lances symboliques en bois utilisées pour la danse traditionnelle.



À la fin de la journée, des femmes viennent danser devant la fresque collective. La boucle est bouclée de belle manière!



Dernier jour

Le lundi matin à sept heures, c'est l'entrée à l'école, on veut être là pour faire la surprise aux élèves qui n'ont pas vu la fresque élaborée durant le week-end.





                                                 
Le directeur de l'école et son équipe.


             
Chacun retrouve ses maîtres et maitresses et la semaine peut commencer...



Retour


Ces 17 jours au Sud Soudan sont terminés, je me retrouve dans l'avion avec toutes ces images en tête...
Les ateliers que j’appréhendais un petit peu, se sont déroulés au-delà de mes espérances... J'ai pu mesurer concrètement le besoin des enfants et des adultes de s'extirper de leurs malheurs passés et présent... Le dessin est un excellent moyen de s'en échapper le temps de son accomplissement et s'avère un formidable vecteur pour des activités collectives... J'espère que ces ateliers continueront longtemps après ce petit passage de relai... De nombreux adultes en ont largement la capacité et la motivation, l'UNICEF leur apportera  soutien matériel et organisation.


Je repense au jeune garçon de cette photo qui regarde par le hublot de l'avion qui le ramenait du camp de Malakal pour le camp de Bentiu... c'était 17 jours auparavant... Enfant soldat libéré par l'action de l'UNICEF et la NP, il venait de perdre son père tué dans le conflit... j'aurais voulu lui parler, le
rencontrer pour l'inviter aux ateliers dessin... Mais il a retrouvé sa mère dans le camp et je n'ai pas osé interrompre ce moment de retrouvailles...

Peut-être que je reviendrai à Bentiu en septembre prochain... j'essaierai de le retrouver et de raconter son histoire en Bande Dessinée...